Troisième post de notre série de rentrée et toujours le même but : comprendre ce qui fait une bonne histoire. Après avoir évoqué l'importance de la cohérence d'un récit et de sa progression, nous allons nous attarder sur un aspect un peu différent qui marque souvent les bons récits : l'émotion. Cette dynamite du cœur, substance hautement instable et qu'il fait savoir manipuler avec précaution.

Ecrire une bonne histoire : épisode 3, la dynamite du coeur

Troisième post de notre série de rentrée et toujours le même but : comprendre ce qui fait une bonne histoire. Après avoir évoqué l’importance de la cohérence d’un récit et de sa progression, nous allons nous attarder sur un aspect un peu différent qui marque souvent les bons récits : l’émotion. Cette dynamite du cœur, substance hautement instable et qu’il faut savoir manipuler avec précaution.

J’ai parfois, en tant qu’enseignant, réalisé un exercice très utile pour découvrir ce qu’est une émotion, exercice auquel je me suis moi-même prêté en tant qu’étudiant et qui m’a profondément marqué. Je demandais aux participants de se tenir en cercle et, pour ceux que cela ne dérangeait pas, de se tenir par la main ou les épaules. Le cercle formé, je demandais à chacun et chacune, à tour de rôle, de raconter une histoire chargée émotionnellement, qu’elle soit réelle ou fictive. Et plus on avançait, plus les participants parlaient, plus les interventions étaient chargées émotionnellement. Il arrivait que les derniers à passer aient du mal à raconter leur histoire, la gorge nouée, les mains humides. Non pas que leurs histoires étaient plus émouvantes que les précédentes mais parce que ces personnes étaient chargées des émotions des autres. Les émotions sont comme un courant électrique qui se transmet de personne en personne. Et celui ou celle qui est en bout de chaîne prend souvent tout le coup de jus. Voilà ce qu’est une émotion, un matériau un peu instable, qui déborde vite et se transmet facilement.

Méfiance, donc, vis-à-vis des émotions ? On a souvent coutume de dire que les journalistes doivent les éviter, raconter les faits, ne pas se laisser déborder par les sentiments. Et en cela, on se retrouve dans la droite ligne d’une culture occidentale qui remonte à l’Antiquité. Platon voulait chasser les poètes de la cité, estimant que leurs récits n’apportaient rien à la gestion publique de celle-ci. Non pas que les poètes n’étaient pas savants ou qu’ils étaient des charlatans mais plutôt que leur art était comme inspiré par les dieux et que les poètes étaient comme les instruments des dieux. Or, pour Platon, la politique est l’affaire des hommes et non des dieux. Bref, méfiance à l’égard du lyrisme. Cette idée-là, on la retrouve infusée dans la culture populaire jusque dans Star Wars où le jedi doit se couper de ses émotions sous peine de basculer du côté obscur.

Et pourtant, les émotions constituent un matériau précieux lorsqu’il s’agit de confectionner des récits. Même des histoires vraies. Il faut, certes, faire attention à ne pas trop jouer avec les sentiments sous peine de rendre les émotions qu’on veut susciter inopérante. Evitons aussi l’écueil de dire au lecteur ce qu’il doit ressentir. Show, don’t tell. Décrire, raconter sans forcément dire exactement ce que l’on est censé ressentir. Voilà une première piste intéressante. Il faut injecter des émotions dans ses récits mais, pour les rendre pleinement opérantes, il n’est pas toujours nécessaire de les nommer. Une émotion est tellement forte, tellement puissante qu’une simple description peut suffire. C’est là qu’on comprend que pour manipuler correctement une émotion, il faut de la finesse, de la subtilité. Je peux tout à fait traduire un sentiment, une émotion sans la décrire en tant que telle. Pas besoin de dire qu’un personnage est triste pour signifier la tristesse. Le cinéma nous aide à comprendre cela : c’est parfois un plan, fugace, qui raconte une émotion. Pour reprendre l’exemple de la tristesse, on peut imaginer un gros plan de larmes qui coulent, certes. Mais on peut imaginer d’autres images, moins directes, moins frontales pour exprimer ce sentiment. C’est là qu’intervient le lyrisme au sens littéral de l’expression des sentiments personnels. Et c’est cette subtilité que l’on va rechercher dans une bonne histoire. Utiliser avec douceur les émotions.

Mais, me direz-vous, l’essentiel, c’est que le message passe, après tout. Plutôt que de décrire la démarche de mon personnage, son regard las qui se pose sur les choses, le ciel gris encombré de nuages, j’ai meilleur compte à dire « il est triste ». Oui. En un sens, vous auriez raison de faire cette objection. L’efficacité est aussi une vertu. Mais pourquoi utiliser les émotions avec finesse est-il aussi essentiel ? A mon sens, lorsque l’on s’oblige à décrire, à raconter autrement une émotion on en fait un matériau neuf. Cent poésies qui parlent de la tristesse ne parleront jamais de la même tristesse. Dire d’un personnage qu’il est triste est une sorte de généralité. Mais dès lors que je tisse autour de lui un monde qui vibre comme en écho à sa peine, alors je produis autre chose. Alors je crée une tristesse authentique, unique. Et c’est cette émotion à la fois très particulière, très circonstancielle mais aussi commune à tous, qui va parler à l’audience.

Il est donc utile et pertinent d’écrire les émotions. Mais, parfois, nous les vivons. En tant que journaliste, il m’est arrivé d’avoir à couvrir en direct pour la radio des événements très « émotionnels » variés : de finales de coupe du monde de foot à des attentats. Double difficulté : gérer en soi les motions qui se bousculent pour garder un discours audible et clair (quand on est pris par l’émotion, on peut bafouiller, perdre ses moyens ou ses mots) et faire ressentir ce qui se passe sans forcément s’écrier « c’est horrible » ou « c’est extraordinaire ». Heureusement, les émotions nous aident à faire cela : à transmettre sans forcément nommer. Car une émotion se ressent plus qu’elle ne se dit. Et elle peut aussi se ressentir sous votre plume. La frénésie d’une phrase, l’ajout des virgules pour syncoper le récit, l’absence de verbes, les énumérations sont autant de procédés pour traduire une excitation, une peur, une urgence. Le style au service de l’émotion.

Qu’en conclure ? Sans doute une conseil : n’ayez pas peur de vos émotions et creusez-les, interrogez-les, questionnez-les. Pourquoi mon personnage ressent de la jalousie ? Comment cela se traduit-il ? Et moi, que pourrais-je ressentir dans cette situation ? Faites fonctionner votre empathie en amont et laissez-la affleurer subtilement dans votre texte. L’émotion est une dynamite, un moteur pour une bonne histoire. Les sentiments, les émotions sont une sorte d’infra langage, un monde sous le monde qui nous relie tous et toutes. Les émotions sont des prises auxquelles l’audience pourra s’accrocher pour suivre votre récit.

Pour aller plus loin, le CFPJ vous propose des formations sur ce thème :

  • Rédiger sans fautes, parce qu’une bonne histoire passe aussi par là
  • Journaliste : enrichir son style, car maîtriser les règles d’écriture, adapter son style pour atteindre sa cible, scénariser l’information et ménager ses effets, son essentiels dans une bonne histoire.
  • La force de l’écriture marketing, où vous découvrirez que les journalistes n’ont pas le monopole de ce qu’on appelle une écriture efficace. Une formation pour concevoir, structurer et imager ses textes ; créer des accroches qui promettent, ciseler des formules percutantes.